lundi 30 avril 2012

Bernard Manciet

 

 Bernard Manciet

 

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« Les Brodeuses »
 

            Poète, dramaturge, essayiste, peintre, Bernard Manciet, original touche à tout, s’est impliqué dans tous les arts: musique, peinture, poésie, et s’est illustré dans tous les genres littéraires sans se laisser enfermer dans aucun. Avec le recueil Jardins perdus, paru en 2005 et 2006, en gascon puis en français, l’auteur landais montrait sa parfaite maîtrise des genres brefs en ciselant comme des bijoux chacun de ces petits tableaux de vies quotidiennes, chacun de ces moments intimes  qui sont autant d’incursions dans nos jardins secrets, dans nos jardins perdus. « Les brodeuses », onzième pièce du premier tome français, est sans conteste l’un de ses textes les plus émouvant. Sous ce titre de fable, que Lafontaine comme Balzac n’auraient sans doute pas dédaigné, se lit toute la tendresse du poète pour les humbles et les petites gens qui peuplent son Å“uvre et son recueil. L’écrivain relève alors de nombreux défis: comment réussit-il à innover tout en restant un écrivain traditionnel? Comment parvient-il à résoudre la contradiction entre réalisme et poésie? Comment, avec « Les Brodeuses », est il parvenu à passer outre les genres littéraires? Comment, surtout, touche t-il, en partant d’une simple histoire particulière, à ce que la condition humaine a de plus universel?
D’abord micro récit biographique et tableau réaliste, le texte est très rapidement dépassé par sa portée morale et symbolique. Au-delà des genres, ce bref récit se révèle finalement emblématique du talent d’un auteur à la fois conteur, nouvelliste, poète, fabuliste, peintre et moraliste.
           « Les deux fauteuils sont restés là, repeints en noir depuis le 21 janvier, de chaque côté de la fenêtre. La cheminée massive, les chenêts y trônent toujours. Une poutre va se disloquer; les carreaux, bosselés, brisés, cloqués, bourgeonnent. »  (lignes 1-4)
   
               Après le titre, qui désignait d’emblée au lecteur les personnages mis en scène par leur activité principale, et annonçait le registre réaliste du texte, le premier paragraphe introduit le récit en répondant à une question essentielle: celle du lieu où il se déroule. Les landes, la maison avec sa pièce principale, ses poutres apparentes, sa cheminée, ses chenêts et surtout ses fauteuils constituent le cadre spatial du récit. L’espace domestique est aussi pour les personnages le lieu du travail quotidien. Les différents lieux cités et dans lesquels vivent et évoluent les personnages témoignent du désir de l’auteur de recréer pour le lecteur l’univers familier de ses personnages dans une optique réaliste. Lieu de la vie quotidienne et du travail, et espaces de rencontres, avec l’église et les foires, voilà composé un décor réaliste. Malgré la brièveté des descriptions, les détails marquants qui font pénétrer le lecteur dans l’univers familier des personnages sur lesquels le titre a concentré son attention sont bien là. L’auteur s’est donc attaché à donner une représentation réaliste de l’univers quotidien de ses deux personnages en les mettant en scène au travail, chez elles, aux foires, chez le notaire ou à l’église. Il a donc particulièrement insisté sur l’espace familier de la maison. Il ouvre son texte en se focalisant sur l’image marquante des deux fauteuils, qui sont vides et noirs au début comme à la fin du texte. C’est par cette description clé, réaliste et sans doute narrativisée que la curiosité du lecteur est ravivée. Elle sert donc de prétexte puis de moteur à ce bref récit réaliste. En les mettant presque sous les yeux du lecteur c’est un procédé analogue à celui de la pièce à conviction qu’emploie l’auteur. Les deux fauteuils servent bien de support matériel au récit, qu’il soit oral ou écrit. L’auteur se présente alors comme un authentique témoin de la vie des deux brodeuses. Leur biographie, comme celles d’autres figures de l’histoire locale de la région de l’auteur, qu’il soit ou non le narrateur direct du récit, a en général un but édifiant. Raconter la vie de deux brodeuses à la vue de leurs fauteuils, voici un sujet que n’aurait pas rejeté des conteurs réalistes comme Balzac ou Maupassant, pas plus d’ailleurs que des conteurs provençaux comme Daudet. La précision de l’ancrage géographique et spatial du récit suffit à donner des lieux habités ou fréquentés par les deux brodeuses une image réaliste.
                      Si les lieux du récit mettent bien en évidence une représentation réaliste du monde réel, l’examen de son ancrage historique et temporel devrait aboutir aux mêmes conclusions. Le rythme du récit est celui de la vie des deux brodeuses. C’est le temps familier de la vie à la campagne, marqué par le passage des heures, des jours, des mois, des saisons avec l’été, l’automne et l’hiver, lorsqu’il est question des visites du jeune homme: « Ã  chaque Noël » (ligne 23). Les fêtes religieuses marquent donc également le passage du temps, tout comme les évènements locaux, comme les foires, ou familiaux, comme la préparation de sa chambre et le repassage des rideaux, qui constituent une forme de compte à rebours annonçant l’arrivée du jeune homme, son séjour, et finalement son départ en vue de sa présentation au roi. Les années passent ainsi doucement. La date donnée par le narrateur au début du récit, le 21 janvier, correspond à celle de la mort de Louis XVI. L’histoire individuelle s’inscrit alors dans l’Histoire, et la fin des deux brodeuses aura précédée la fin de leur monde, celui de la royauté. La simple vie de ces deux brodeuses prend alors une autre portée. Travailler, déjeuner, aller à la messe, voilà ce qui rythme leurs journées. Leur travail en vue de la réussite de leur jeune parent, leur vie, paraît ainsi au lecteur une activité d’automate et se rapproche du déroulement routinier des vies ordinaires. L’âge des deux personnages n’est pas précisé mais elles semblent déjà âgées. Le passage des années, marqué par le texte accroît encore cette impression. Toute une thématique de la dégradation apparaît alors avec la poutre sur le point de se disloquer et les carreaux: « bosselés, brisés, cloqués. » L’auteur termine même sa phrase en affirmant qu’ils « bourgeonnent ». La végétation serait alors sur le point d’envahir les carreaux, entre lesquels pousserait de l’herbe. La nature semblerait alors reprendre inexorablement ses droits. De plus, si le narrateur constate qu’ « une poutre va se disloquer », c’est qu’il peut le constater, et que, sans doute, la maison a des poutres apparentes comme dans presque toutes les maisons landaises. L’influence du poète de l’Académie Française Sully Prudhomme se devinerait-elle? Le texte de Manciet rappelle quoiqu’il en soit certains vers de son célèbre poème  « Les Vieilles Maisons ». Cette thématique de la dégradation de la maison, traduite par l’énumération d’adjectifs appartenant à ce champ sémantique pour décrire les carreaux,  auquel il faut ajouter l’emploie du verbe  « disloquer », à propos de la poutre, renforce le réalisme du texte. Le passage du temps et la dégradation qu’il entraîne accroît encore cette sensation. « Elles sont mortes très vieilles », (ligne 41) précise le narrateur à la fin du récit. Leur jeunesse est entièrement passée sous silence et le récit ne représente qu’une tranche de vie montrant les deux brodeuses consacrant leur vieillesse à la réussite sociale de leur jeune parent. Toutefois les liens de parenté des personnages entre eux ne sont pas précisés. Quel est le degré de parenté de ce jeune homme avec elles? Les deux brodeuses ont-elles des liens familiaux? Manciet n’entre pas dans ces détails alors que le réalisme de son récit est par ailleurs frappant,  pourquoi?
                      Encore plus incroyable, nous ignorons tout de l’identité réelle des personnages principaux. Ont-ils réellement existés? Sont-ils des personnages de fiction ou des personnages réels? Les deux? Si le réalisme du récit justifie la mise en scène de personnages de condition modeste et pauvre, à la fin du récit, ce qui traduit encore la dégradation de leur condition sociale dans une optique réaliste, nulle précisions d’identité telles que l’origine généalogique, le lieu de naissance, le nom et le prénom, ou l’état civil. Impossible donc de remplir la carte d’identité des deux brodeuses, comme cela devrait pouvoir se faire face à un personnage réaliste. Le jeune homme, dont nous ne connaissons pas non plus le nom semble correspondre par son apparente ingratitude après sa réussite réelle ou supposée au type réaliste de l’ambitieux. Le narrateur suggère que le personnage serait purement animé par le désir de réussir socialement et financièrement. Sa détermination à être présenté au roi, les mots d’esprit de ce « jeune homme merveilleux » (ligne 21-22) et son ingratitude finale semblerait l’inscrire dans la lignée des Bel-Ami de Maupassant, des Julien Sorel de Stendhal, des Eugène de Rastignac de Balzac ou des Gatsby de Francis Scott Fitzgerald:
     « Elles l’écoutaient parler, s’exclamer, dire des mots d’esprit, qui emplissaient bientôt la grande maison. » ( lignes 34-36)
 Toutefois, derrière son silence s’insinue  le doute: a-t-il brillamment réussi, comme aiment à le croire ses deux mères de substitution ou se serait-il refusé à leur avouer son échec par fierté, les abandonnant par crainte de les décevoir?
    « Sans doute avait-il tellement bien réussi qu’il n’avait pas le temps de penser à elles. C’était ainsi… » ( lignes 43-44)
 Des portraits esquissés, quelques traits marquants, actions caractéristiques et propos rapportés au discours indirect libre suffisent à définir les personnages. Les brodeuses sont deux personnages en un qui ne sont définis que par leur activité principale. Les personnages de Manciet sont ce qu’ils font. Dans ce texte réaliste se lisent des mécanismes sociaux tels que le pouvoir de l’argent ou de la solidarité familiale. Devenus des types, les mères-Goriot ou les ambitieux n’auraient pas besoin de recevoir des noms, chaque lecteur trouvant en son entourage ou en lui-même des figures à donner à ses personnages. Il n’est donc pas plus intéressant d’en dresser des portraits que d’en détailler l’identité à la manière d’une personne réelle. Si les personnages de ce récit sont bien des êtres quelconques de la vie ordinaire soumis à la déchéance du corps et à la vieillesse, ils sont aussi des personnages emblématiques de leur époque. De la vie simple des brodeuses à la soif de réussite voire d’argent d’un jeune homme provincial d’origine modeste parti de chez lui avec quelques louis d’or en poche à l’assaut de la société, les personnages mis en scène dans ce récit d’ingratitude ne sont pas sans rappeler ceux des grands romanciers réalistes du XIX è siècle. Le réel, dans ses dimensions spatio-temporelles et avec ses acteurs est ici fidèlement reproduit. Ce récit s’inscrit dans une société précise et se déroule à une époque précise. Les évènements sont de l’ordre du vraisemblable. Le texte couvre une période qui va du début de l’ouvrage des brodeuses à leur mort et met en scène un « fait divers familial ». IL se concentre sur un moment de crise, comme une nouvelle réaliste. Le narrateur semble, de plus, être un témoin de l’histoire, contant face aux deux fauteuils noirs et vides des deux brodeuses. La précision de l’ancrage historique et géographique du récit vise bien à produire un effet de réel. Cette biographie repose bien sur un pacte de lecture réaliste, basé sur la représentation du monde réel. Manciet s’inscrit là dans la veine des grands conteurs et romanciers réalistes.
                                     
        Mais si nous ne connaissons pas les noms des deux brodeuses et que celles-ci semblent bien ne faire qu’une, c’est surtout parce que chaque lecteur doit pouvoir donner un visage et un nom à ces figures maternelles délaissées, celui d’une parente oubliée, tante, marraine, cousine ou grand-mère. Le réalisme du récit est alors dépassé par sa portée symbolique. La broderie devient alors le symbole de l’existence humaine. Comme les Moires et les Parques des mythologies grecques ou latines, les brodeuses déroulent puis tissent le fil de la destiné du jeune homme, chacune ayant une tâche définie à accomplir, afin de le mener à la réussite en le conduisant à l’âge adulte, tandis qu’elles sont, comme les figures mythologiques, de vieilles femmes. Cependant, la troisième de ces trois tisseuses, celle qui coupe le fil de la vie et symbolise la mort, est absente. Dans une symbolique chrétienne, la confection du costume et sa broderie deviennent la montée au calvaire qui annonce la crucifixion et la mort sacrificielle. À la différence du présent des fées que l’on trouve dans les contes, le magnifique habit brodé a un coût. Loin d’être gratuit il suppose le sacrifice de la vie. Figures du sacrifice qui se ruine pour établir le jeune homme en épuisant leurs dernières forces et leurs dernières ressources financières sans rien attendre en retour, les deux brodeuses se muent en héroïnes maternelles et christiques qui meurent pour racheter l’avenir de leur jeune parent en le lavant de sa pauvreté. Elles prétendent changer son destin sinon faire son salut, au moins dans cette vie, et peut-être le leur, après la mort, puisqu’elles espèrent l’aide de Dieu, prient, et vont à la messe. Nos deux brodeuses, comme une majorité de gens à cette époque sont catholiques et pratiquantes. La générosité, l’amour de son prochain et l’abnégation sont donc des valeurs absolues pour elles. De plus, elles agissent bien plus par affection voire adoration pour le jeune homme qu’elles considèrent comme leur fils, et qui « paraît » (ligne31) dans leur vie dont il est le soleil, que par pur devoir familial ou obligation morale. L’empressement à préparer la chambre du jeune homme, un mois à l’avance, comme pour anticiper voire hâter le moment heureux des retrouvailles, voilà ce qui révèle le véritable désir de ces mères de substitution de se continuer en lui et par lui. Comme les fées des contes, ces figures maternelles ne vivent que pour veiller sur la destiné du jeune homme en le protégeant et en lui donnant les moyens de parvenir au but de sa quête. Seraient-elle alors ses marraines, c’est- à -dire ses mères devant Dieu? Dès lors, si le jeune homme est l’unique bonheur de leur vie et sa réussite leur ultime quête, il ne sautait être question de maris ou d’enfants. En effet, seuls les deux fauteuils de nos deux brodeuses occupent le coin de la cheminée. Le jeune homme, à la fois acteur et bénéficiaire de leur quête, représente, lui, l’ingratitude opposée au sacrifice. Pense t-il à elles? Ne peut-il quitter Paris, trop occupé, et elles, leur maison des landes, à cause leur grand âge? En tout cas, son ingratitude réelle ou supposée s’oppose à la générosité et à l’abnégation dont ont fait preuve ses vieilles parentes.
           C’est autour de tout un réseau d’oppositions symboliques que se construit le texte: la jeunesse, le début de la vie y tranche avec le grand âge qui en est la fin, l’ascension sociale et la réussite du jeune homme coïncide avec la chute et la déchéance financière et physique des deux brodeuses et de leur maison, qui par une sorte de métonymie ne font qu’un avec elles. Les trajectoires du jeune homme et des deux vieilles dames sont en opposition parfaite. Unies par les sacrifices et le désir d’atteindre à tout prix un but commun, nos deux brodeuses ne font plus qu’un personnage, jusqu’à mourir en même temps après avoir sans doute atteint l’ultime but de leur vie. L’itinéraire des deux personnages suit une courbe parfaitement opposée: plus le jeune homme s’approche de la réussite, plus la déchéance des deux brodeuses se fait sentir, comme pour montrer que l’ascension a pour prix nécessaire la chute, et la réussite de l’un, le sacrifice des deux autres. Ruinées mais fières d’avoir atteint leur but, les deux brodeuses peuvent alors arborer le sourire serein, béat mais douloureux des saintes. La richesse s’oppose à la pauvreté, et la vanité des  « mots d’esprits » (ligne 35) contraste avec la simplicité et la profondeur de l’amour désintéressé des deux brodeuses. Le jeune homme, qui parle, s’exclame ou dit des mots d’esprit qui emplissent la maison, tranche avec le mutisme des deux vieilles dames. La patience, l’immobilité et la fidélité, s’opposent à l’empressement et au dynamisme de la jeunesse. La longueur de l’effort et l’importance de l’enjeu s’opposent enfin à la superficialité de l’apparence et à la brève durée du port du costume:
       « Cet habit, qui ne serait porté qu’une heure ou deux, était son destin. »
          (lignes 24-25)
Les couleurs traduisent tout ce jeu d’opposition: les couleurs vives des broderies, « Mignardises et ramages de passementerie », puce et violet, s’opposent au noir du deuil, dont on a repeint les fauteuils. Le texte repose donc sur tout un réseau d’antithèses et prend une portée hautement symbolique et morale.
           À travers ce petit récit, c’est en quelque sorte une fable sur l’ingratitude qu’écrit l’auteur. En mettant en scène l’acte de générosité gratuit et le sacrifice des deux brodeuses, Manciet met en scène la vie d’humbles personnages afin d’amener le lecteur à en tirer une leçon. Le  récit prend alors l’allure d’une fable dont le moraliste laisserait au lecteur le soin de formuler l’enseignement afin de le rendre plus efficace. Manciet aurait alors écrit un récit à fonction non seulement esthétique mais surtout argumentative. La nouvelle, « Les Brodeuses », aurait donc une dimension épidictique, elle amène le lecteur à faire l’éloge des brodeuses et à blâmer les ingrats en rejetant l’ingratitude. Le récit serait donc en quelque sorte un apologue, un court récit poétique et stylisé utilisé pour faire passer un enseignement moral de façon plaisante, dans la lignée des fables de Lafontaine. Même si l’humour que l’on trouve en général dans les fables est totalement absent du texte, et que les personnages du récit sont des hommes, « les brodeuses » voisinent avec le genre de la fable sans lui appartenir tout à fait. Tous les tons et tous les sujets peuvent en effet être abordés par la fable qui est un genre relativement libre. Toute visée didactique n’est sans doute pas absente du texte de Manciet. L’empathie suscitée par les deux personnages principaux renforce cet effet. Face à l’abandon et à la ruine, les deux héroïnes restent silencieuses, « vivant de peu, sans jamais se plaindre » (lignes 41-42). Plus encore, elles se refusent à blâmer l’ingrat auquel leur amour inconditionnel les pousse à trouver des excuses: 
       «  sans doute, avait-il tellement bien réussi qu’il n’avait pas le temps de penser à elles. C’était ainsi… » (lignes 43-44)
 Le peu d’importance qu’elles s’accordent ainsi que le courage avec lequel elles affrontent leur sort touche le lecteur. Comme les personnages de Lafontaine, elles restent stoïques face à la misère, à la vieillesse, à la mort et à l’abandon affectif et moral. Sans doute considèrent-elles que, la plainte n’évitant pas le malheur, elle est inutile. C’est le lecteur qui est amené à prendre leur partie et à se révolter contre leur sort, leur abandon et leur mort misérable:
       « Presque ensemble, au pied de la fenêtre, » (lignes 45-46)
Puisqu’on ne peut échapper aux malheurs de la condition humaine, force est de les accepter avec courage.
                                         Au-delà des genres, c’est une poétique du mystère et une esthétique du fragment et de la miniature qui plane sur « Les Brodeuses », micro- récit, qui touche à la biographie, à la fable et au poème en prose autant qu’à la nouvelle. La dimension biographique du texte le rattache surtout à une forme littéraire très anciennes, celle des « vies brèves » dont l’apparition remonte à l’antiquité. Les troubadours occitan ont poursuivi cette tradition au Moyen-âge et ont ainsi pu servir de modèle à notre auteur. De nombreux autres textes extraits de son recueil, « Antonio » ou « Le père adultère » racontent ainsi la vie de personnages réels ou fictifs, célèbres ou anonymes. Conformément aux lois du genre le texte fait la part de l’oubli, du refoulement et privilégie le détail en se concentrant sur un objet, un meuble: les fauteuils dans lesquels sont assises les deux femmes. Ellipses visant à conserver le mystère de la vie, concision et densité sont aussi des qualités qui font une vie brève réussie. Comme tout texte biographique ou autobiographique, « Les Brodeuses » permet de se confronter à l’autre en soi par le biais d’une réflexion sur l’ingratitude et sur la solidarité familiale. Toutefois, comme une nouvelle, le récit est écrit pour sa fin, même si ce n’est pas vraiment une chute. Sa conclusion est surprenante par son aspect elliptique: nous n’avons toujours aucune nouvelle du jeune homme et il n’y a pas de sortie du récit mais plutôt un effacement, qui traduit le passage du temps. Il a de plus une structure circulaire: le texte raconte l’origine de la situation que connaît le narrateur: les personnages sont peu nombreux, trois, les deux brodeuses et le jeune homme, et les descriptions comme les portraits obéissent à l’esthétique de la brièveté et de la concentration qui préside à tout genre bref. La narration, qui se présente presque comme un fait divers se focalise sur un moment de crise, le récit se concentre sur la confection de l’habit et ne couvre qu’une partie de la vie des deux brodeuses: leur longue vieillesse et leur mort qui ferme le récit tout en le renvoyant à son début. Le narrateur, comme souvent dans la nouvelle, semble être un témoin direct ou indirect d’une histoire qu’il désire transmettre au lecteur. Les thèmes abordés comme les personnages mis en scène sont ceux d’une nouvelle réaliste, et la lignée dans laquelle s’inscrit le texte ne dément pas l’impression que nous avons d’avoir affaire avant tout à un bref récit réaliste. Comme une nouvelle ce texte repose sur une économie de moyens, il pourrait être publié seul, en revue et surtout, il a été écrit pour être lu en une seule fois. Un dernier élément plaidant en faveur du réalisme de la nouvelle et l’emploi de termes techniques appartenant au domaine d’activités pratiquées par les deux personnages: celui de la broderie. Son lexique spécialisé est présent au travers des noms communs « brodeuses », « ouvrage », « habit », ainsi qu’ « Ã©toffe » et « velours côtelé », qui désignent des types de tissu. « L’aiguille » désigne, quant à elle l’instrument de travail de la brodeuse. Les « Mignardises » et les « ramages de passementerie », comme les « boutons » ou les « fleurs » et les « coutures ». « Puce » et « violet » sont des couleurs. Le champ sémentique de la couture et de la broderie est logiquement employé en abondance. Seuls sont donc donnés les traits caractéristiques des personnages et seuls sont précisés les détails importants pour l’histoire. Bref mais précis, ce texte, en bonne nouvelle réaliste restitue l’univers des personnages, temps et espace, et nous les dépeint dans leur vie quotidienne, allant jusqu’à adopter leur language.
        Pourtant, nous pouvons nous demander si le véritable secret de Bernard Manciet ne serait pas d’avoir inventé un récit nouveau, entre vie brève, nouvelle et poème en prose. En effet, le texte de Manciet s’apparente aussi, par sa construction comme par l’émotion qu’il suscite au poème en prose. Genre libre, presque impossible à définir, le poème en prose se caractérise par la diversité de son inspiration. Sa liberté, son absence de règles et de contraintes en font un mode d’expression original. Il n’y a pas de construction type au poème en prose mais, comme le texte de Manciet, son ouverture comme sa clôture est très travaillée. Son organisation interne est extrêmement étudiée, couleurs et sonorités jouent un rôle clé dans la définition du poème en prose. Il puise souvent son inspiration dans la réalité immédiatement perçue par le poète-narrateur et constitue généralement un récit. Cette forme traite de tous les domaines de l’existence, « Les Brodeuses » est le fruit, par exemple, de la vision des deux fauteuils noirs et vides toujours rangés près de la cheminée dans une maison qui tombe en ruines. À la poésie, le poème en prose empreinte des images: le bourgeonnement des carreaux pourrait en faire partie, ainsi que des figures de style comme l’hypotypose, à laquelle confinent les descriptions des fauteuils, de la poutre et des carreaux au début du texte: voyez, « Les deux fauteuils sont restés là repeints en noir depuis le 21 janvier, de chaque côté de la fenêtre »! La valeur symbolique accordée à l’acte de broder ainsi qu’aux deux fauteuils est ce qui a sans doute contribuée à faire du récit de Manciet un texte aussi proche du poème en prose. Le jeu des couleurs et l’effacement du récit, qui se dissout comme une vision incertaine « quelque part entre puce et violet », y est sans doute aussi pour beaucoup. Par le fond comme par la forme, le texte de Manciet ressemble presque à un poème en prose. Les landes, la maison sont comme un tableau et les personnages sont comme esquissés. Quoi de plus proche de la peinture que le poème? Comme dans un poème en prose, le texte repose sur tout un art de l’ellipse et est structuré par tout un jeu d’oppositions symboliques qui se dissolvent dans la structure circulaire du récit, dans le cycle de la vie. De nombreux sens sont sollicités par le texte: la vue, avec les couleurs et la tombée du soir qui interrompt l’ouvrage des brodeuses, l’ouïe, avec les « cloches » et les « clochettes » qui tintent dès la sixième ligne du texte, voire le goût, avec « la barre de chocolat de Bayonne » (lignes 38-39) cachée par les deux brodeuses pour le jeune homme.
          Le récit de Manciet obéit surtout à une poétique du mystère. L’ambiguïté générique de l’extrait est évidente: nouvelle réaliste, fable, conte provençal, vie brève ou poème en prose, la question reste ouverte. Le statut du narrateur est des plus intéressant. Est-il un témoin direct des événements qu’il rapporte? A-t-il entendu raconter l’histoire des deux brodeuses qu’il a mise par écrit pour la transmettre au plus grand nombre et la garder en mémoire? Quoi qu’il en soit, il reste extérieur à son récit et ne s’implique pas dedans. Il n’exprime aucun jugement et se contente strictement d’évoquer les faits. À aucun moment il ne tente d’entrer et de nous faire entrer dans les sentiments de ses personnages. Manciet pratiquerait donc une poétique de l’effacement du narrateur derrière ses personnages et son récit. Ce dernier se limite bien à décrire la vie quotidienne des brodeuses en observant leur travail, leur cadre et leur rythme de vie, comme le ferait une caméra:
     « C’est là que sont restées assises les deux brodeuses, année après année, dès cinq heures, l’été, jusqu’à ce qu’elles n’y voient plus, avec la pause pour la messe basse, et pour le repas; les soirées de grignotage n’interrompaient pas l’ouvrage. » (lignes7-11)  […] Elles sont mortes très vieilles, pauvres, vivant de peu sans se plaindre. Elles n’entendirent plus jamais parler de leur jeune parent. […] Elles moururent presque ensemble, au pied de la fenêtre, au bord d’une fin de jour entre puce et violet. » (lignes 41-46)
L’auteur, en choisissant son sujet prend cependant un parti: celui des humbles, de la générosité et du sacrifice contre l’ingratitude. C’est ainsi que les brodeuses sont d’emblée rendues sensibles et présentes au lecteur par l’évocation de leurs corps assis. La famille, le travail, la solidarité et l’amour filial semblent donc des valeurs clées pour lui. C’est alors à la poétique d’un narrateur qui désire s’effacer mais ne parvient qu’à feindre de le faire que nous sommes confrontés. En cherchant à disparaître derrière son récit par souci d’objectivité, le narrateur ne réussit qu’à mieux se révéler. Il réalise alors l’exploit de s’effacer derrière celles qu’il évoque, or, un récit objectif ne pourrait pas être aussi poétique que ce texte. L’auteur a fait le choix de mettre son écriture à leur service et de prêter sa voix aux petites gens, aux humbles campagnards qui peuplent ses landes natales. Il s’agit de témoigner pour lutter contre la mort et l’oubli entraînés par le passage du temps. Oserons-nous comparer Manciet à Lafontaine s’effaçant jusqu’à disparaître derrière les animaux anthropomorphisés qui peuple ses fables? Sans conteste. Nos deux héroïnes sont donc bien les personnages principaux du récit. Avec les brodeuses, Manciet ajoute un portrait de plus à sa galerie et enrichit d’un tableau supplémentaire la grande comédie humaine, du moins celle de l’humanité gasconne et landaise à laquelle il appartient.
        
      
                                                Ce récit réaliste, qui décrit avec simplicité les lieux de la vie quotidienne et s’inscrit naturellement dans son rythme pour mieux mettre en scène la grandeur des petites gens et leurs sacrifices, est dépassé par sa portée morale et symbolique qui, en le structurant par tout un jeu d’antithèses et en lui accordant une valeur morale voire une portée didactique, le rapproche de la fable ou de la biographie brève. Ainsi Manciet fait l’éloge du sacrifice et du don de soi, et amène le lecteur à blâmer l’ingratitude. Le récit oppose ainsi la chute à l’ascension pour mieux donner la  seconde pour fruit de la première. La réussite du jeune homme a pour prix la ruine, l’abandon et la mort misérable des deux brodeuses sanctifiées par ce sacrifice. L’auteur abandonne pourtant au lecteur le soin de formuler une morale à ce récit, ce qui le rend d’autant plus efficace. À la fois conte, nouvelle, portrait, fable, vie et poème en prose, « Les Brodeuses » font de Manciet l’héritier des plus brillants conteurs et nouvellistes, des meilleurs romanciers réalistes, des plus subtils moralistes, et surtout celui des plus grands poètes. Dans la lignée de la comédie humaine de Balzac avec  Le père Goriot   et les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, avec «  Les Vieux », Manciet, comme Lafontaine ou  Maupassant, pratique une poétique de l’effacement et se montre d’une concision magistrale. Il fait surtout  preuve d’une modernité voire d’un minimalisme frappant. Comme le conte provençal de Daudet, petit tableau de la vie quotidienne, ce texte lutte avec efficacité contre le temps, l’oubli et la mort en remplissant pour le lecteur les deux fauteuils noirs et vides des deux brodeuses dont il réveille les fantômes, quelque part entre le noir du deuil et les couleurs vives de leurs broderies, quelque part « au bord d’une fin de jour entre puce et violet » (lignes 45-46) .
Comme ses deux personnages, qui ont tiré l’étoffe du bel habit d’un vieux manteau, Manciet a su innover et faire preuve d’originalité tout en s’inscrivant dans une tradition riche de sa diversité pour ajouter quelques lignes, ou plus, à l’histoire de la littérature occitane et française.
                                                             Laure Labeyrie

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