Bernard Manciet
Bernard Manciet
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« Les Brodeuses »
Poète,
dramaturge, essayiste, peintre, Bernard Manciet, original touche à tout, s’est
impliqué dans tous les arts: musique, peinture, poésie, et s’est illustré dans
tous les genres littéraires sans se laisser enfermer dans aucun. Avec le
recueil Jardins perdus, paru en 2005 et 2006, en gascon puis en français,
l’auteur landais montrait sa parfaite maîtrise des genres brefs en ciselant
comme des bijoux chacun de ces petits tableaux de vies quotidiennes, chacun de
ces moments intimes qui sont autant
d’incursions dans nos jardins secrets, dans nos jardins perdus. « Les
brodeuses », onzième pièce du premier tome français, est sans conteste
l’un de ses textes les plus émouvant. Sous ce titre de fable, que Lafontaine
comme Balzac n’auraient sans doute pas dédaigné, se lit toute la tendresse du
poète pour les humbles et les petites gens qui peuplent son œuvre et son
recueil. L’écrivain relève alors de nombreux défis: comment réussit-il Ã
innover tout en restant un écrivain traditionnel? Comment parvient-il Ã
résoudre la contradiction entre réalisme et poésie? Comment, avec « Les
Brodeuses », est il parvenu à passer outre les genres littéraires?
Comment, surtout, touche t-il, en partant d’une simple histoire particulière, Ã
ce que la condition humaine a de plus universel?
D’abord micro récit
biographique et tableau réaliste, le texte est très rapidement dépassé par sa
portée morale et symbolique. Au-delà des genres, ce bref récit se révèle
finalement emblématique du talent d’un auteur à la fois conteur, nouvelliste,
poète, fabuliste, peintre et moraliste.
« Les
deux fauteuils sont restés là , repeints en noir depuis le 21 janvier, de chaque
côté de la fenêtre. La cheminée massive, les chenêts y trônent toujours. Une
poutre va se disloquer; les carreaux, bosselés, brisés, cloqués,
bourgeonnent. » (lignes 1-4)
Après le titre, qui désignait
d’emblée au lecteur les personnages mis en scène par leur activité principale,
et annonçait le registre réaliste du texte, le premier paragraphe introduit le
récit en répondant à une question essentielle: celle du lieu où il se déroule.
Les landes, la maison avec sa pièce principale, ses poutres apparentes, sa
cheminée, ses chenêts et surtout ses fauteuils constituent le cadre spatial du
récit. L’espace domestique est aussi pour les personnages le lieu du travail
quotidien. Les différents lieux cités et dans lesquels vivent et évoluent les
personnages témoignent du désir de l’auteur de recréer pour le lecteur
l’univers familier de ses personnages dans une optique réaliste. Lieu de la vie
quotidienne et du travail, et espaces de rencontres, avec l’église et les
foires, voilà composé un décor réaliste. Malgré la brièveté des descriptions,
les détails marquants qui font pénétrer le lecteur dans l’univers familier des
personnages sur lesquels le titre a concentré son attention sont bien là .
L’auteur s’est donc attaché à donner une représentation réaliste de l’univers
quotidien de ses deux personnages en les mettant en scène au travail, chez
elles, aux foires, chez le notaire ou à l’église. Il a donc particulièrement
insisté sur l’espace familier de la maison. Il ouvre son texte en se focalisant
sur l’image marquante des deux fauteuils, qui sont vides et noirs au début
comme à la fin du texte. C’est par cette description clé, réaliste et sans
doute narrativisée que la curiosité du lecteur est ravivée. Elle sert donc de
prétexte puis de moteur à ce bref récit réaliste. En les mettant presque sous
les yeux du lecteur c’est un procédé analogue à celui de la pièce à conviction
qu’emploie l’auteur. Les deux fauteuils servent bien de support matériel au
récit, qu’il soit oral ou écrit. L’auteur se présente alors comme un
authentique témoin de la vie des deux brodeuses. Leur biographie, comme celles
d’autres figures de l’histoire locale de la région de l’auteur, qu’il soit ou
non le narrateur direct du récit, a en général un but édifiant. Raconter la vie
de deux brodeuses à la vue de leurs fauteuils, voici un sujet que n’aurait pas
rejeté des conteurs réalistes comme Balzac ou Maupassant, pas plus d’ailleurs
que des conteurs provençaux comme Daudet. La précision de l’ancrage
géographique et spatial du récit suffit à donner des lieux habités ou
fréquentés par les deux brodeuses une image réaliste.
Si les lieux du récit
mettent bien en évidence une représentation réaliste du monde réel, l’examen de
son ancrage historique et temporel devrait aboutir aux mêmes conclusions. Le
rythme du récit est celui de la vie des deux brodeuses. C’est le temps familier
de la vie à la campagne, marqué par le passage des heures, des jours, des mois,
des saisons avec l’été, l’automne et l’hiver, lorsqu’il est question des
visites du jeune homme: « à chaque Noël » (ligne 23). Les
fêtes religieuses marquent donc également le passage du temps, tout comme les
évènements locaux, comme les foires, ou familiaux, comme la préparation de sa
chambre et le repassage des rideaux, qui constituent une forme de compte Ã
rebours annonçant l’arrivée du jeune homme, son séjour, et finalement son
départ en vue de sa présentation au roi. Les années passent ainsi doucement. La
date donnée par le narrateur au début du récit, le 21 janvier, correspond Ã
celle de la mort de Louis XVI. L’histoire individuelle s’inscrit alors dans
l’Histoire, et la fin des deux brodeuses aura précédée la fin de leur monde,
celui de la royauté. La simple vie de ces deux brodeuses prend alors une autre
portée. Travailler, déjeuner, aller à la messe, voilà ce qui rythme leurs
journées. Leur travail en vue de la réussite de leur jeune parent, leur vie,
paraît ainsi au lecteur une activité d’automate et se rapproche du déroulement
routinier des vies ordinaires. L’âge des deux personnages n’est pas précisé
mais elles semblent déjà âgées. Le passage des années, marqué par le texte
accroît encore cette impression. Toute une thématique de la dégradation
apparaît alors avec la poutre sur le point de se disloquer et les
carreaux: « bosselés, brisés, cloqués. » L’auteur termine
même sa phrase en affirmant qu’ils « bourgeonnent ». La végétation
serait alors sur le point d’envahir les carreaux, entre lesquels pousserait de
l’herbe. La nature semblerait alors reprendre inexorablement ses droits. De
plus, si le narrateur constate qu’ « une poutre va se
disloquer », c’est qu’il peut le constater, et que, sans doute, la
maison a des poutres apparentes comme dans presque toutes les maisons
landaises. L’influence du poète de l’Académie Française Sully Prudhomme se
devinerait-elle? Le texte de Manciet rappelle quoiqu’il en soit certains vers
de son célèbre poème « Les Vieilles Maisons ». Cette thématique
de la dégradation de la maison, traduite par l’énumération d’adjectifs appartenant
à ce champ sémantique pour décrire les carreaux, auquel il faut ajouter l’emploie du
verbe « disloquer », Ã propos de la poutre, renforce le
réalisme du texte. Le passage du temps et la dégradation qu’il entraîne accroît
encore cette sensation. « Elles sont mortes très vieilles », (ligne 41) précise
le narrateur à la fin du récit. Leur jeunesse est entièrement passée sous
silence et le récit ne représente qu’une tranche de vie montrant les deux
brodeuses consacrant leur vieillesse à la réussite sociale de leur jeune
parent. Toutefois les liens de parenté des personnages entre eux ne sont pas
précisés. Quel est le degré de parenté de ce jeune homme avec elles? Les deux
brodeuses ont-elles des liens familiaux? Manciet n’entre pas dans ces détails
alors que le réalisme de son récit est par ailleurs frappant, pourquoi?
Encore plus incroyable,
nous ignorons tout de l’identité réelle des personnages principaux. Ont-ils
réellement existés? Sont-ils des personnages de fiction ou des personnages
réels? Les deux? Si le réalisme du récit justifie la mise en scène de
personnages de condition modeste et pauvre, à la fin du récit, ce qui traduit
encore la dégradation de leur condition sociale dans une optique réaliste,
nulle précisions d’identité telles que l’origine généalogique, le lieu de
naissance, le nom et le prénom, ou l’état civil. Impossible donc de remplir la
carte d’identité des deux brodeuses, comme cela devrait pouvoir se faire face Ã
un personnage réaliste. Le jeune homme, dont nous ne connaissons pas non plus
le nom semble correspondre par son apparente ingratitude après sa réussite
réelle ou supposée au type réaliste de l’ambitieux. Le narrateur suggère que le
personnage serait purement animé par le désir de réussir socialement et
financièrement. Sa détermination à être présenté au roi, les mots d’esprit de
ce « jeune homme merveilleux » (ligne
21-22) et son ingratitude finale semblerait l’inscrire dans
la lignée des Bel-Ami de Maupassant, des Julien Sorel de Stendhal, des Eugène
de Rastignac de Balzac ou des Gatsby de Francis Scott Fitzgerald:
« Elles
l’écoutaient parler, s’exclamer, dire des mots d’esprit, qui emplissaient
bientôt la grande maison. » ( lignes 34-36)
Toutefois,
derrière son silence s’insinue le doute:
a-t-il brillamment réussi, comme aiment à le croire ses deux mères de
substitution ou se serait-il refusé à leur avouer son échec par fierté, les
abandonnant par crainte de les décevoir?
« Sans
doute avait-il tellement bien réussi qu’il n’avait pas le temps de penser Ã
elles. C’était ainsi… » ( lignes 43-44)
Des portraits esquissés, quelques traits
marquants, actions caractéristiques et propos rapportés au discours indirect
libre suffisent à définir les personnages. Les brodeuses sont deux personnages
en un qui ne sont définis que par leur activité principale. Les personnages de
Manciet sont ce qu’ils font. Dans ce texte réaliste se lisent des mécanismes
sociaux tels que le pouvoir de l’argent ou de la solidarité familiale. Devenus
des types, les mères-Goriot ou les ambitieux n’auraient pas besoin de recevoir des
noms, chaque lecteur trouvant en son entourage ou en lui-même des figures Ã
donner à ses personnages. Il n’est donc pas plus intéressant d’en dresser des
portraits que d’en détailler l’identité à la manière d’une personne réelle. Si
les personnages de ce récit sont bien des êtres quelconques de la vie ordinaire
soumis à la déchéance du corps et à la vieillesse, ils sont aussi des
personnages emblématiques de leur époque. De la vie simple des brodeuses à la
soif de réussite voire d’argent d’un jeune homme provincial d’origine modeste
parti de chez lui avec quelques louis d’or en poche à l’assaut de la société,
les personnages mis en scène dans ce récit d’ingratitude ne sont pas sans
rappeler ceux des grands romanciers réalistes du XIX è siècle. Le réel, dans
ses dimensions spatio-temporelles et avec ses acteurs est ici fidèlement
reproduit. Ce récit s’inscrit dans une société précise et se déroule à une
époque précise. Les évènements sont de l’ordre du vraisemblable. Le texte
couvre une période qui va du début de l’ouvrage des brodeuses à leur mort et
met en scène un « fait divers familial ». IL se concentre sur un
moment de crise, comme une nouvelle réaliste. Le narrateur semble, de plus,
être un témoin de l’histoire, contant face aux deux fauteuils noirs et vides
des deux brodeuses. La précision de l’ancrage historique et géographique du
récit vise bien à produire un effet de réel. Cette biographie repose bien sur
un pacte de lecture réaliste, basé sur la représentation du monde réel. Manciet
s’inscrit là dans la veine des grands conteurs et romanciers réalistes.
Mais si nous ne connaissons pas les noms des
deux brodeuses et que celles-ci semblent bien ne faire qu’une, c’est surtout
parce que chaque lecteur doit pouvoir donner un visage et un nom à ces figures
maternelles délaissées, celui d’une parente oubliée, tante, marraine, cousine
ou grand-mère. Le réalisme du récit est alors dépassé par sa portée symbolique.
La broderie devient alors le symbole de l’existence humaine. Comme les Moires
et les Parques des mythologies grecques ou latines, les brodeuses déroulent
puis tissent le fil de la destiné du jeune homme, chacune ayant une tâche
définie à accomplir, afin de le mener à la réussite en le conduisant à l’âge
adulte, tandis qu’elles sont, comme les figures mythologiques, de vieilles
femmes. Cependant, la troisième de ces trois tisseuses, celle qui coupe le fil
de la vie et symbolise la mort, est absente. Dans une symbolique chrétienne, la
confection du costume et sa broderie deviennent la montée au calvaire qui
annonce la crucifixion et la mort sacrificielle. À la différence du présent des
fées que l’on trouve dans les contes, le magnifique habit brodé a un coût. Loin
d’être gratuit il suppose le sacrifice de la vie. Figures du sacrifice qui se
ruine pour établir le jeune homme en épuisant leurs dernières forces et leurs
dernières ressources financières sans rien attendre en retour, les deux
brodeuses se muent en héroïnes maternelles et christiques qui meurent pour
racheter l’avenir de leur jeune parent en le lavant de sa pauvreté. Elles
prétendent changer son destin sinon faire son salut, au moins dans cette vie,
et peut-être le leur, après la mort, puisqu’elles espèrent l’aide de Dieu,
prient, et vont à la messe. Nos deux brodeuses, comme une majorité de gens Ã
cette époque sont catholiques et pratiquantes. La générosité, l’amour de son
prochain et l’abnégation sont donc des valeurs absolues pour elles. De plus,
elles agissent bien plus par affection voire adoration pour le jeune homme
qu’elles considèrent comme leur fils, et qui « paraît » (ligne31)
dans leur vie dont il est le soleil, que par pur devoir familial ou obligation
morale. L’empressement à préparer la chambre du jeune homme, un mois Ã
l’avance, comme pour anticiper voire hâter le moment heureux des retrouvailles,
voilà ce qui révèle le véritable désir de ces mères de substitution de se
continuer en lui et par lui. Comme les fées des contes, ces figures maternelles
ne vivent que pour veiller sur la destiné du jeune homme en le protégeant et en
lui donnant les moyens de parvenir au but de sa quête. Seraient-elle alors ses
marraines, c’est- à -dire ses mères devant Dieu? Dès lors, si le jeune homme
est l’unique bonheur de leur vie et sa réussite leur ultime quête, il ne
sautait être question de maris ou d’enfants. En effet, seuls les deux fauteuils
de nos deux brodeuses occupent le coin de la cheminée. Le jeune homme, à la
fois acteur et bénéficiaire de leur quête, représente, lui, l’ingratitude
opposée au sacrifice. Pense t-il à elles? Ne peut-il quitter Paris, trop
occupé, et elles, leur maison des landes, à cause leur grand âge? En tout cas,
son ingratitude réelle ou supposée s’oppose à la générosité et à l’abnégation
dont ont fait preuve ses vieilles parentes.
C’est autour de tout un réseau
d’oppositions symboliques que se construit le texte: la jeunesse, le début de
la vie y tranche avec le grand âge qui en est la fin, l’ascension sociale et la
réussite du jeune homme coïncide avec la chute et la déchéance financière et
physique des deux brodeuses et de leur maison, qui par une sorte de métonymie
ne font qu’un avec elles. Les trajectoires du jeune homme et des deux vieilles
dames sont en opposition parfaite. Unies par les sacrifices et le désir
d’atteindre à tout prix un but commun, nos deux brodeuses ne font plus qu’un
personnage, jusqu’à mourir en même temps après avoir sans doute atteint
l’ultime but de leur vie. L’itinéraire des deux personnages suit une courbe
parfaitement opposée: plus le jeune homme s’approche de la réussite, plus la
déchéance des deux brodeuses se fait sentir, comme pour montrer que l’ascension
a pour prix nécessaire la chute, et la réussite de l’un, le sacrifice des deux
autres. Ruinées mais fières d’avoir atteint leur but, les deux brodeuses
peuvent alors arborer le sourire serein, béat mais douloureux des saintes. La richesse
s’oppose à la pauvreté, et la vanité des « mots d’esprits »
(ligne 35)
contraste avec la simplicité et la profondeur de l’amour désintéressé des deux
brodeuses. Le jeune homme, qui parle, s’exclame ou dit des mots d’esprit qui
emplissent la maison, tranche avec le mutisme des deux vieilles dames. La
patience, l’immobilité et la fidélité, s’opposent à l’empressement et au
dynamisme de la jeunesse. La longueur de l’effort et l’importance de l’enjeu
s’opposent enfin à la superficialité de l’apparence et à la brève durée du port
du costume:
« Cet habit, qui ne serait porté
qu’une heure ou deux, était son destin. »
(lignes 24-25)
Les couleurs traduisent tout
ce jeu d’opposition: les couleurs vives des broderies, « Mignardises et
ramages de passementerie », puce et violet, s’opposent au noir du
deuil, dont on a repeint les fauteuils. Le texte repose donc sur tout un réseau
d’antithèses et prend une portée hautement symbolique et morale.
À travers ce petit récit, c’est en
quelque sorte une fable sur l’ingratitude qu’écrit l’auteur. En mettant en
scène l’acte de générosité gratuit et le sacrifice des deux brodeuses, Manciet
met en scène la vie d’humbles personnages afin d’amener le lecteur à en tirer
une leçon. Le récit prend alors l’allure
d’une fable dont le moraliste laisserait au lecteur le soin de formuler
l’enseignement afin de le rendre plus efficace. Manciet aurait alors écrit un
récit à fonction non seulement esthétique mais surtout argumentative. La
nouvelle, « Les Brodeuses », aurait donc une dimension
épidictique, elle amène le lecteur à faire l’éloge des brodeuses et à blâmer
les ingrats en rejetant l’ingratitude. Le récit serait donc en quelque sorte un
apologue, un court récit poétique et stylisé utilisé pour faire passer un
enseignement moral de façon plaisante, dans la lignée des fables de Lafontaine.
Même si l’humour que l’on trouve en général dans les fables est totalement
absent du texte, et que les personnages du récit sont des hommes, « les
brodeuses » voisinent avec le genre de la fable sans lui
appartenir tout à fait. Tous les tons et tous les sujets peuvent en effet être
abordés par la fable qui est un genre relativement libre. Toute visée
didactique n’est sans doute pas absente du texte de Manciet. L’empathie
suscitée par les deux personnages principaux renforce cet effet. Face Ã
l’abandon et à la ruine, les deux héroïnes restent silencieuses, « vivant
de peu, sans jamais se plaindre » (lignes
41-42). Plus encore, elles se refusent à blâmer l’ingrat
auquel leur amour inconditionnel les pousse à trouver des excuses:
«
sans doute, avait-il tellement bien réussi qu’il n’avait pas le temps de penser
à elles. C’était ainsi… » (lignes 43-44)
Le peu d’importance qu’elles s’accordent ainsi
que le courage avec lequel elles affrontent leur sort touche le lecteur. Comme
les personnages de Lafontaine, elles restent stoïques face à la misère, à la
vieillesse, à la mort et à l’abandon affectif et moral. Sans doute
considèrent-elles que, la plainte n’évitant pas le malheur, elle est inutile.
C’est le lecteur qui est amené à prendre leur partie et à se révolter contre
leur sort, leur abandon et leur mort misérable:
« Presque ensemble, au pied de
la fenêtre, » (lignes 45-46)
Puisqu’on ne peut échapper
aux malheurs de la condition humaine, force est de les accepter avec courage.
Au-delà des genres, c’est une poétique du mystère et une esthétique du
fragment et de la miniature qui plane sur « Les Brodeuses »,
micro- récit, qui touche à la biographie, à la fable et au poème en prose
autant qu’Ã la nouvelle. La dimension biographique du texte le rattache surtout
à une forme littéraire très anciennes, celle des « vies brèves » dont
l’apparition remonte à l’antiquité. Les troubadours occitan ont poursuivi cette
tradition au Moyen-âge et ont ainsi pu servir de modèle à notre auteur. De
nombreux autres textes extraits de son recueil, « Antonio » ou
« Le père adultère » racontent ainsi la vie de personnages réels ou
fictifs, célèbres ou anonymes. Conformément aux lois du genre le texte fait la
part de l’oubli, du refoulement et privilégie le détail en se concentrant sur
un objet, un meuble: les fauteuils dans lesquels sont assises les deux femmes.
Ellipses visant à conserver le mystère de la vie, concision et densité sont
aussi des qualités qui font une vie brève réussie. Comme tout texte
biographique ou autobiographique, « Les Brodeuses » permet de
se confronter à l’autre en soi par le biais d’une réflexion sur l’ingratitude
et sur la solidarité familiale. Toutefois, comme une nouvelle, le récit est
écrit pour sa fin, même si ce n’est pas vraiment une chute. Sa conclusion est
surprenante par son aspect elliptique: nous n’avons toujours aucune nouvelle du
jeune homme et il n’y a pas de sortie du récit mais plutôt un effacement, qui
traduit le passage du temps. Il a de plus une structure circulaire: le texte
raconte l’origine de la situation que connaît le narrateur: les personnages
sont peu nombreux, trois, les deux brodeuses et le jeune homme, et les
descriptions comme les portraits obéissent à l’esthétique de la brièveté et de
la concentration qui préside à tout genre bref. La narration, qui se présente
presque comme un fait divers se focalise sur un moment de crise, le récit se concentre
sur la confection de l’habit et ne couvre qu’une partie de la vie des deux
brodeuses: leur longue vieillesse et leur mort qui ferme le récit tout en le
renvoyant à son début. Le narrateur, comme souvent dans la nouvelle, semble
être un témoin direct ou indirect d’une histoire qu’il désire transmettre au
lecteur. Les thèmes abordés comme les personnages mis en scène sont ceux d’une
nouvelle réaliste, et la lignée dans laquelle s’inscrit le texte ne dément pas
l’impression que nous avons d’avoir affaire avant tout à un bref récit
réaliste. Comme une nouvelle ce texte repose sur une économie de moyens, il
pourrait être publié seul, en revue et surtout, il a été écrit pour être lu en
une seule fois. Un dernier élément plaidant en faveur du réalisme de la
nouvelle et l’emploi de termes techniques appartenant au domaine d’activités
pratiquées par les deux personnages: celui de la broderie. Son lexique
spécialisé est présent au travers des noms communs « brodeuses »,
« ouvrage », « habit », ainsi
qu’ « étoffe » et « velours côtelé »,
qui désignent des types de tissu. « L’aiguille » désigne,
quant à elle l’instrument de travail de la brodeuse. Les « Mignardises »
et les « ramages de passementerie », comme les « boutons »
ou les « fleurs » et les « coutures ». « Puce »
et « violet » sont des couleurs. Le champ sémentique de la
couture et de la broderie est logiquement employé en abondance. Seuls sont donc
donnés les traits caractéristiques des personnages et seuls sont précisés les
détails importants pour l’histoire. Bref mais précis, ce texte, en bonne
nouvelle réaliste restitue l’univers des personnages, temps et espace, et nous
les dépeint dans leur vie quotidienne, allant jusqu’à adopter leur language.
Pourtant, nous pouvons nous demander si
le véritable secret de Bernard Manciet ne serait pas d’avoir inventé un récit
nouveau, entre vie brève, nouvelle et poème en prose. En effet, le texte de
Manciet s’apparente aussi, par sa construction comme par l’émotion qu’il
suscite au poème en prose. Genre libre, presque impossible à définir, le poème
en prose se caractérise par la diversité de son inspiration. Sa liberté, son
absence de règles et de contraintes en font un mode d’expression original. Il
n’y a pas de construction type au poème en prose mais, comme le texte de
Manciet, son ouverture comme sa clôture est très travaillée. Son organisation
interne est extrêmement étudiée, couleurs et sonorités jouent un rôle clé dans
la définition du poème en prose. Il puise souvent son inspiration dans la
réalité immédiatement perçue par le poète-narrateur et constitue généralement
un récit. Cette forme traite de tous les domaines de l’existence, « Les
Brodeuses » est le fruit, par exemple, de la vision des deux fauteuils
noirs et vides toujours rangés près de la cheminée dans une maison qui tombe en
ruines. À la poésie, le poème en prose empreinte des images: le bourgeonnement
des carreaux pourrait en faire partie, ainsi que des figures de style comme
l’hypotypose, Ã laquelle confinent les descriptions des fauteuils, de la poutre
et des carreaux au début du texte: voyez, « Les deux fauteuils sont
restés là repeints en noir depuis le 21 janvier, de chaque côté de la fenêtre »!
La valeur symbolique accordée à l’acte de broder ainsi qu’aux deux fauteuils
est ce qui a sans doute contribuée à faire du récit de Manciet un texte aussi proche
du poème en prose. Le jeu des couleurs et l’effacement du récit, qui se dissout
comme une vision incertaine « quelque part entre puce et violet »,
y est sans doute aussi pour beaucoup. Par le fond comme par la forme, le texte
de Manciet ressemble presque à un poème en prose. Les landes, la maison sont
comme un tableau et les personnages sont comme esquissés. Quoi de plus proche
de la peinture que le poème? Comme dans un poème en prose, le texte repose sur
tout un art de l’ellipse et est structuré par tout un jeu d’oppositions
symboliques qui se dissolvent dans la structure circulaire du récit, dans le
cycle de la vie. De nombreux sens sont sollicités par le texte: la vue, avec
les couleurs et la tombée du soir qui interrompt l’ouvrage des brodeuses, l’ouïe,
avec les « cloches » et les « clochettes »
qui tintent dès la sixième ligne du texte, voire le goût, avec « la
barre de chocolat de Bayonne » (lignes
38-39) cachée par les deux brodeuses pour le jeune homme.
Le récit de Manciet obéit surtout Ã
une poétique du mystère. L’ambiguïté générique de l’extrait est évidente:
nouvelle réaliste, fable, conte provençal, vie brève ou poème en prose, la
question reste ouverte. Le statut du narrateur est des plus intéressant. Est-il
un témoin direct des événements qu’il rapporte? A-t-il entendu raconter
l’histoire des deux brodeuses qu’il a mise par écrit pour la transmettre au
plus grand nombre et la garder en mémoire? Quoi qu’il en soit, il reste
extérieur à son récit et ne s’implique pas dedans. Il n’exprime aucun jugement
et se contente strictement d’évoquer les faits. À aucun moment il ne tente
d’entrer et de nous faire entrer dans les sentiments de ses personnages.
Manciet pratiquerait donc une poétique de l’effacement du narrateur derrière
ses personnages et son récit. Ce dernier se limite bien à décrire la vie
quotidienne des brodeuses en observant leur travail, leur cadre et leur rythme
de vie, comme le ferait une caméra:
« C’est
là que sont restées assises les deux brodeuses, année après année, dès cinq
heures, l’été, jusqu’à ce qu’elles n’y voient plus, avec la pause pour la messe
basse, et pour le repas; les soirées de grignotage n’interrompaient pas
l’ouvrage. » (lignes7-11)
[…] Elles sont mortes très vieilles, pauvres, vivant de
peu sans se plaindre. Elles n’entendirent plus jamais parler de leur jeune
parent. […] Elles moururent presque ensemble, au pied de la fenêtre, au bord
d’une fin de jour entre puce et violet. » (lignes 41-46)
L’auteur, en choisissant son
sujet prend cependant un parti: celui des humbles, de la générosité et du
sacrifice contre l’ingratitude. C’est ainsi que les brodeuses sont d’emblée
rendues sensibles et présentes au lecteur par l’évocation de leurs corps assis.
La famille, le travail, la solidarité et l’amour filial semblent donc des
valeurs clées pour lui. C’est alors à la poétique d’un narrateur qui désire
s’effacer mais ne parvient qu’à feindre de le faire que nous sommes confrontés.
En cherchant à disparaître derrière son récit par souci d’objectivité, le narrateur
ne réussit qu’à mieux se révéler. Il réalise alors l’exploit de s’effacer
derrière celles qu’il évoque, or, un récit objectif ne pourrait pas être aussi
poétique que ce texte. L’auteur a fait le choix de mettre son écriture à leur
service et de prêter sa voix aux petites gens, aux humbles campagnards qui
peuplent ses landes natales. Il s’agit de témoigner pour lutter contre la mort
et l’oubli entraînés par le passage du temps. Oserons-nous comparer Manciet Ã
Lafontaine s’effaçant jusqu’à disparaître derrière les animaux
anthropomorphisés qui peuple ses fables? Sans conteste. Nos deux héroïnes sont
donc bien les personnages principaux du récit. Avec les brodeuses, Manciet
ajoute un portrait de plus à sa galerie et enrichit d’un tableau supplémentaire
la grande comédie humaine, du moins celle de l’humanité gasconne et landaise Ã
laquelle il appartient.
Ce récit réaliste, qui décrit avec simplicité les lieux de la vie
quotidienne et s’inscrit naturellement dans son rythme pour mieux mettre en
scène la grandeur des petites gens et leurs sacrifices, est dépassé par sa
portée morale et symbolique qui, en le structurant par tout un jeu d’antithèses
et en lui accordant une valeur morale voire une portée didactique, le rapproche
de la fable ou de la biographie brève. Ainsi Manciet fait l’éloge du sacrifice
et du don de soi, et amène le lecteur à blâmer l’ingratitude. Le récit oppose
ainsi la chute à l’ascension pour mieux donner la seconde pour fruit de la première. La
réussite du jeune homme a pour prix la ruine, l’abandon et la mort misérable
des deux brodeuses sanctifiées par ce sacrifice. L’auteur abandonne pourtant au
lecteur le soin de formuler une morale à ce récit, ce qui le rend d’autant plus
efficace. À la fois conte, nouvelle, portrait, fable, vie et poème en prose,
« Les Brodeuses » font de Manciet l’héritier des plus
brillants conteurs et nouvellistes, des meilleurs romanciers réalistes, des
plus subtils moralistes, et surtout celui des plus grands poètes. Dans la
lignée de la comédie humaine de Balzac avec Le père Goriot
et les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, avec
« Les Vieux », Manciet, comme Lafontaine ou Maupassant, pratique une poétique de
l’effacement et se montre d’une concision magistrale. Il fait surtout preuve d’une modernité voire d’un minimalisme
frappant. Comme le conte provençal de Daudet, petit tableau de la vie
quotidienne, ce texte lutte avec efficacité contre le temps, l’oubli et la mort
en remplissant pour le lecteur les deux fauteuils noirs et vides des deux
brodeuses dont il réveille les fantômes, quelque part entre le noir du deuil et
les couleurs vives de leurs broderies, quelque part « au bord d’une fin
de jour entre puce et violet » (lignes
45-46) .
Comme ses deux
personnages, qui ont tiré l’étoffe du bel habit d’un vieux manteau, Manciet a
su innover et faire preuve d’originalité tout en s’inscrivant dans une
tradition riche de sa diversité pour ajouter quelques lignes, ou plus, Ã
l’histoire de la littérature occitane et française.
Laure Labeyrie
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