lundi 30 avril 2012

 

  Le Folkloriste Jean-François Bladé

 

                L’ usage de l’occitan chez Jean-François Bladé

   

           Introduction :

 

                                                  Vers le milieu du XIX e siècle, à la suite des entreprises anglaises et allemandes, les érudits français provinciaux commencèrent à prendre conscience que la vieille civilisation rurale déclinait. Après George Sand, qui ouvrait avec d’autres, la voie à toute une lignée de romanciers régionaux, émergèrent un peu partout, dans chaque province, de nouveaux talents qui mirent leur plume au service de la transmission de tout un patrimoine de chansons, de contes et de légendes populaires.  En Gascogne, le magistrat, folkloriste et historien  Jean-François Bladé, consacra à sa région l’œuvre de sa vie: ses Contes populaires de la Gascogne, issue de la collecte inlassable de ses traditions orales en langue occitane. Dès 1850 il commençait à amasser, dans les villages de l’Armagnac et de l’Agenais,  à pied, plus ethnologue qu’avocat, toute une collection de contes devenue incomparable.  En 1867 parurent, en langue d’oc, les Contes de l’Armagnac, suivis en 1875 des Contes populaires recueillis en Agenais, avec le texte agenais accompagné de sa traduction française. Toutefois ses dernières publications ne seront qu’en français. Il ne publia que dans des revues locales les versions gasconnes des textes recueillis dont les publications en volumes sont beaucoup plus récentes et s’échelonnent de 1976 à 1990. En 1881, il publia les Poésies populaires de la Gascogne, puis en 1886, les Contes populaires de la Gascogne en trois volumes. Il parait donc intéressant de s’interroger sur le statut, l’usage et la valeur que Jean-François Bladé accorde dans son œuvre à ce qu’il appelle "le dialecte natal ". Il semble d’abord mettre sa maîtrise de la langue au service d’un projet scientifique :la collecte, puis s’approche d’ un usage esthétique de la langue d’oc, pour aboutir à un emploi original de l’occitan lorsqu’il le hisse au rang  de médiateur culturel.

 

 I-  L’occitan du folkloriste : une langue au service de la science

        1) L’émergence d’une discipline nouvelle.

                 Le projet de Jean-François Bladé met d’abord l’occitan au service d’un projet scientifique, d’une discipline nouvelle, mi historique mi ethnologique: le folklore. L’occitan concourt ici à une étude systématique de la société qui l’a pour langue, dans ses manifestations linguistiques, coutumières, politiques, religieuses et économiques, comme dans son histoire particulière. La maîtrise de l’occitan permet alors au chercheur d’avoir accès à des documents de travail : les contes, et permet de constituer un corpus à des fins d’analyses et de recherches scientifiques rigoureuses . Le conte donne directement accès à tout un ensemble d’éléments socio culturels, et il présente au lecteur un reflet de la société qui lui a donné naissance. Des données précises sur le conteur, sur l’origine du conte et sur sa profession fournissent de précieuses indications à l’anthropologue ou au sociologue. Une autre question capitale se pose alors : le conteur sait-il lire et écrire ? La fiabilité de son témoignage est alors problématique car, s’il sait lire, il a pu avoir directement accès à des sources littéraires que la perspective de l’étude doit exclure. Dès sa préface, Jean-François Bladé nous présente son projet, nous annonce sa perspective de recherche et expose sa méthodologie. Il convient, comme dans une enquête scientifique, de s’assurer que le témoin n’ait pas été influencé directement ou non par les sources littéraires que sont Perrault, Mesdames D’Aulnoy et Leprince de Beaumont et le conte de Caylus. Un tel usage de la langue, au service d’un projet scientifique, nécessite la maîtrise absolue de la langue de recherche et de la langue, d’expression utilisée pour transmettre ses résultats au public. Le contexte qui préside à l’usage de l’occitan par Jean-François Bladé est celui d’une méthode scientifique. L’usage de la note de traduction est à ce titre capital : utilisant directement l’occitan ou l’encadrant par le français, il donne des informations importantes sur l’esthétique de la langue occitane, sur le nombre de conteurs, leurs origines socioculturelles et leurs concordances ou divergences dans les récits proposés. Il y a là une volonté très claire de recouper les témoignages apportés: la note met en valeur les variantes, les changements de versions et permet de réfléchir à leurs valeurs, à leurs apports, autrement dit à leurs possibles implications scientifiques. La longue préface, l’usage de la note, la définition précise d’une zone de recherche, « terrain de chasse » de cet ethnologue de vocation permettent d’emblée de considérer que son utilisation de la langue occitane comme base de la collecte est pour lui un outil de travail, un instrument de recherche tel qu’un chercheur ou un expert scientifique en userait,  en attente de résultats précis : ici, la collecte d’un corpus aussi important que varié. Jean-François Bladé apparaît alors comme l’initiateur de recherches locales dans une discipline récente : le folklore, au service desquelles il met sa maîtrise orale et écrite de ce qu’il appelle « le dialecte natal ». L’occitan lui permet une exploration systématique de la culture orale d’une zone géographique restreinte.

        2) Une base épistémologique.

               Dans sa préface, que lui-même juge très longue, il pose un contexte clair à son usage de l’occitan et cet exposé méthodologique se fait en des termes scientifiques: « savants », « information »,  « confrères », « recherché », « recherches », « transcrit », « classer ». La taille de son corpus pose d’emblée le problème du classement. Il dégage alors un certain nombre de constantes thématiques : « les belles persécutées », «  les châtiments et vengeances »…qui mettent en évidence des problématiques importantes du monde de nos conteurs. Des divisions comme les « traditions gréco-latines » ou les «  superstitions » permettent de dégager des sources d’influence comme la civilisation romaine ou la religion catholique. Les « contes familiers », quant à eux, pourraient davantage renseigner l’historien sur la vie quotidienne de l’époque. Des types socioculturels apparaissent clairement, comme le bâtard, le niais ou le rusé. Les recherches de recoupements thématiques de contes collectés en occitan traduisent une volonté de confronter, d’analyser, voire de proposer une interprétation plus vaste de ces contes, et montre comment Jean-Fraçois Bladé les considère, tout comme la langue qui lui a permis de les recueillir : comme un matériau de recherche. La traduction de ces contes se veut donc la plus neutre possible : « je les ai transcrit en dialecte natal en attendant de les traduire, le plus fidèlement possible . » Bladé se présente dans sa préface comme un chercheur, un scientifique qui a «  sacrifié ses talents d’écrivain sur l’autel de la science .» Émettant des hypothèses, utilisant la langue occitane comme outil d’investigation scientifique, il fait de cette langue dite inférieure une langue noble:


             «  En faisant imprimer en petit nombre ces textes gascons non traduits j’aspirais uniquement à provoquer des communications et des critiques profitables , tout en pressentant le goût d’un public fort peu nombreux . »
Ou encore : « En France, comme à l’étranger, de érudits de première compétence me sommèrent obligeamment d’activer et d’étendre mes recherches. »

         Les recherches de Bladé sur le patrimoine  auquel la langue d’oc lui donne accès ont donc une dimension internationale. L’utilisation de l’occitan par le folkloriste a aussi pour but d’en faire une langue de communication scientifique dans des revues spécialisées.

          3) Un raisonnement scientifique.

                Les divisions thématiques que nous venons d’analyser, la distinction fondamentale faite entre contes et superstitions, reposant sur le degré de vérité accordé au récit par le conteur ne fait aucun doute: Bladé étudie le « produit » de la tradition orale auquel l’occitan lui donne accès: le conte. Le document oral, comme en témoigne l’usage de la note est d’autant plus pertinent et intéressant qu’il peut être supposé exact et fidèlement transmis à l’identique au fil des générations. Bladé, grâce à ces informations semble poursuivre le projet scientifique d’établir une véritable critique de ses sources, autrement dit, de faire le tri et de sélectionner les plus fiables en tant que matériel de travail. Le principe même de la collecte, avec le recul et le parti pris qu’il représente, implique une hiérarchisation des sources et des documents. Il est donc difficile de dissocier le projet de folkloriste de son usage de l’occitan qu’il contextualise et oriente. Ainsi, l’usage et l’étude qu’il fournit des formulettes finales de contes dans sa préface, en utilisant directement l’occitan est caractéristique d’un chercheur faisant état des progrès de ses travaux: Un premier constat: « la formulette initiale est à peu près invariable », un second problème:  « les formulettes finales n’ont pas la même fixité », puis viennent directement les preuves, en occitan, source directe, suivies de leurs traductions:


                                                « E tric tric,
                                           Moun counte es finit.
                                                  E tric trac,
                                        Moun counte es acabat. »

      C’est au sein d’une démonstration scientifique et d’un raisonnement déductif, aux deux extrémités d’une chaîne logique que s’inscrit l’utilisation de l’occitan par  Bladé. De nombreuses études ont été conduites ou sont encore en cours sur l’importance de ces formules dans la littérature orale. Une progression qui se fait du général au particulier, de l’affirmation aux exemples concrets, voilà un raisonnement qui se veut rigoureux, et une marque d’usage de l’occitan comme permettant d’apporter la preuve finale de ce que l’on avance. Il intervient donc au bout d’une chaîne logique. Nous sommes dans une préface, c’est-à-dire dans un texte argumentatif par lequel Bladé nous informe sur ce que nous allons lire en français comme en occitan, justifie son projet de folkloriste, expose sa méthodologie et légitime ses travaux. Tout ces éléments font clairement reposer l’œuvre de Bladé et son usage de la langue d’oc sur un principe épistémologique, une quête de vérifiabilité. Les données qu’il fournit à son lecteur sont celles que fournit un chercheur pour légitimer ses travaux.

II-  L’occitan de Bladé: entre science et esthétique de l’oralité


           1) Une définition par élimination.


                   L’usage de l’occitan par Jean-François Bladé s’inscrit dans le cadre d’un projet qui se veut scientifique et a un fondement épistémologique. Notre folkloriste, s’il est un scientifique étudiant la tradition orale, ne saurait cependant être totalement objectif. Son terrain de chasse n’est pas choisi au hasard, c’est sa terre natale, et son outil de travail n’est pas n’importe quelle langue: c’est sa langue natale. Si aujourd’hui nous classons Jean-François Bladé au rayon « littérature » et ne considérons plus l’intérêt scientifique de ses travaux, qui annonçaient ceux d’un Wladimir Propp ou ceux d’un Jean Markale, c’est sans doute que son œuvre a une double dimension et un double intérêt, comme son usage de l’occitan: un intérêt scientifique et un intérêt esthétique. Qualifier de littéraire l’usage que Bladé fait de l’occitan est problématique parce que son projet était scientifique et son intention celle d’un folkloriste et non celle d’un écrivain. Sa préface le prouve bien. De plus, même si ses méthodes de collecte et de recherche ne correspondent plus à celles de la science moderne, Bladé s’intéresse à un phénomène oral et non pleinement littéraire au sens que cela a pour nous, qui vivons dans une civilisation de l’écrit. Plus que d’un usage littéraire de l’occitan, il conviendrait plutôt de dire que Bladé use de l’occitan comme un scientifique et comme un esthète au service de la science,  s’efforçant de rendre en terme d’effets ce que la transcription écrite fait perdre au conte oral.  Le conteur lui-même n’est par définition jamais un pur créateur: Il brode et parfois improvise à partir de canevas immuables, recréant le conte. Les conteurs occitans qu’il consulte, tout comme Jean-François Bladé, lui-même ne sauraient être réduits au rang de simples agents de transmission. Continuellement modifiés, d’une génération à l’autre de manière perpétuelle et naturelle, le conte a plusieurs versions, la parole humaine supposant la mémoire et l’absence d’écrits exclut tout moyen objectif de conservation et de transmission, c’est pourquoi le conte n’a pas d’auteur. Chaque conte a plusieurs versions et connaît de nombreuses variantes. En fait, le conte n’a pas d’authenticité,  pas de version originale plus légitime qu’une autre, ce qui fait de Jean-François Bladé un créateur mais pas forcément pour autant un écrivain à part entière. Son utilisation de l’occitan est là: quelque part entre un usage purement scientifique et un usage authentiquement littéraire. La lecture des contes de Bladé par des gens ayant comme lui l’occitan pour dialecte natal semble l’avoir mieux prouvé que tout autre analyse: ils ne considéraient pas Jean-François Bladé comme un auteur écrivant en langue occitane et faisant un usage esthétique de l’occitan écrit. Son occitan, sans doute, n’a pas à leurs yeux les caractéristiques de la littéralité. La problématique se précise alors: quel occitan non scientifique et non littéraire est donc celui de Bladé ?

         2) Définition par opposition: versions occitanes contre versions françaises.


                L’occitan de Bladé serait donc sans souci esthétique exclusif. Il ne serait donc pas littéraire car, bien qu’ayant rapport à la culture de l’esprit il reste intimement lié à l’information et à la science. Pour autant, les versions françaises de ses contes, elles, sont-elles dépouillées de tout aspect créatif ? Bladé ayant été comparé à Perrault pour la pureté de son style, la réponse de la critique est négative. Ses versions occitanes, elles, sont sans conteste douées d’une utilité scientifique. Jean-François Bladé aurait -il attendu de se trouver à rédiger des versions françaises pour créer et faire un usage littéraire du français? Peut-être? L’occitan des contes n’était peut-être pas une langue qu’il pouvait totalement s’approprier pour créer, c’était peut-être là une langue travaillée par les créations de tout un peuple, d’autres hommes que lui avec lesquels il avait un patrimoine commun et une langue commune et qu’il aurait retranscrite en « scribe intègre et pieux.» D’où, sans doute le jugement de ses lecteurs occitans, d’où sans doute aussi notre hésitation et la réflexion de l’un de ses conteurs constatant que notre folkloriste ne « voulait pas des contes faits », rapportée en occitan puis traduite en français . Un usage littéraire du français, puisant ses sources dans les contes occitans et dans leur esthétique, que Bladé ressentait et connaissait mieux que personne, et tentait de retransmettre à ses lecteurs, voilà ce que sont les versions françaises de ses contes, par opposition aux versions occitanes. L’usage de l’occitan de Bladé et sa richesse serait peut-être là, dans un équilibre savant entre occitan scientifique et occitan oral esthétique ?

        3) Bladé: scribe ou écrivain de langue occitane?


              Plus profondément, l’occitan de Bladé aurait-il seulement les caractères esthétiques de la littérature orale et non ceux de la littérature écrite ? Contrairement à l’occitan, le français de Bladé serait-il fatalement littéraire dès lors que son objectif serait de faire revivre le passé et de transmettre des traditions ? Rôle qu’avaient déjà les contes occitans mais sans pour autant présenter dans leur langue les qualités esthétiques propres à l’écrit littéraire ? Bladé était-il condamné à passer par un français semi-littéraire pour rendre un effet présent sans son intervention dans les contes occitans ? Changer de langue, c’est changer de façon de penser, c’est changer de culture, c’est passer d’un occitan oral à dimension esthétique à un occitan écrit à des fins scientifiques. C’est passer d’une civilisation occitane de l’oral à une civilisation occitane de l’écrit, puis à un français de l’écrit esthétique. La réponse serait-elle là? Dans un usage littéral de l’occitan oral qui ne ferait pas place à la création, le scribe Bladé étouffant alors l’auteur pour servir de porte-parole à tout un peuple et à toute une civilisation? L’occitan des contes ne saurait être utilisé pour créer, puisque la mémoire le rend sacré aux yeux du folkloriste. Bladé serait alors en occitan le « scribe intègre et pieux » qu’il dit avoir été dans sa préface. Il aurait, dans son occitan écrit, étouffé l’écrivain, « sacrifié sur l’autel de la science » mais surtout sur celui de la fidélité à une culture d’origine. Bladé ne serait donc pas un écrivain occitan au sens d’esthète de la langue écrite. En français, les fonctions littéraires de plaisir, de moyen de connaissance, la dimension formative (introspection, catharsis ) et la fonction d’interrogation sur le monde n’étant plus présentes en elles-mêmes, contrairement aux contes occitans, peut-être lui a-il alors fallu les y transposer? Là serait le mystère d’un occitan non littéraire et de versions françaises semi - littéraires à l’esthétique épurée.

III- La langue occitane: une langue de médiation culturelle.

 

         1) Un occitan de l’entre-deux.

                L’occitan de Bladé se rapprocherait donc d’un usage esthétique de la littérature orale conforme à ses sources occitanes et donc non littéraire au sens de la littérature écrite. La question semble alors complexe. Entre usage scientifique et usage littéraire, l’occitan de Bladé serait mi - littéraire , mi - scientifique et aurait un double but: un but scientifique, Bladé était ethnologue de vocation et historien ( il rêvait d’une histoire de la Gascogne jamais achevée ) et un but littéraire: écrire pour soi-même, pour les hommes en général, afin de leur faire connaître leurs racines, de leur faire plaisir, de faire revivre le passé et de maintenir vivantes des traditions. Double projet, double usage de l’occitan, voilà un usage problématique de la langue d’oc. Cela prouve en tout cas que Bladé use de l’occitan avec du recul, qu’il en use avec le français en regard, qu’il en fait une langue de médiation scientifique, esthétique, une langue de médiation culturelle. Plus que d’un usage littéraire de l’occitan, il conviendrait alors de parler d’un usage habité, habité par un «  bon témoin », pour reprendre la formule de Michel Suffran.  Fidèle transmetteur non de la lettre, de l’idiome, mais de l’esprit, non de la langue, mais de sa culture natale. La raison en est simple: au-delà d’un usage paradoxal de l’occitan se cache un usage « bâtard » mi-scientifique mi-littéraire, qui reflète la civilisation qui s’exprime par lui: une culture mi-latine mi-celte.

      2) Un usage souple de l’occitan: Quand la langue s’adapte à ce qu’elle transcrit.

 

              L’occitan de Bladé s’adapte à l’objet littéraire qu’il sert à recueillir ou à étudier scientifiquement: le conte, la littérature orale dont le nom constitue presque un oxymore. L’occitan de Bladé est une langue esthétique mais qui a seulement l’esthétique orale du conte qu’elle transpose. Un projet scientifique préside à son emploi et ce paradoxe parfait se retrouve dans son usage pour aboutir à un point d’équilibre mystérieux, qui lui permet d’échapper aux dangers de la sécheresse d’un emploi scientifique pur et qui s’arrête avant un emploi purement esthétique de l’écrit qui ferait de Bladé un écrivain en langue occitane. Le conte naît de la conjonction de deux imaginaires, un collectif: celui de la mémoire du peuple occitan, et un imaginaire individuel, car le premier ne s’incarne que grâce à un artiste, conteur de talent ou écrivain. La précision ethnographique, la transcription littérale du « scribe intègre et pieux », même en occitan, ne saurait jamais nous restituer l’art du conteur: son intonation, ses silences, ses accélérations …

Or, l’œuvre de Bladé semble bien nous restituer nombre de ces aspects. Quant à l’occitan du conte initial, ne vivait-il pas déjà, habité par la mémoire collective et par l’imaginaire de ses conteurs: sa grand-mère, tout d’abord, Cazaux…Si Bladé a fait un usage esthétique de l’occitan, ce n’est alors que pour transcrire le récit en paroles  vivantes, afin d’en garder mémoire grâce à l’écrit. Son inconscient a parlé et donné aux contes occitans la vie qu’il leur connaissait. Élaboré sur des bases qui se veulent scientifiques mais que les progrès de la discipline ont rendues caduques, l’usage que Bladé fait de l’occitan est bel et bien idéologique: comme tout objet folklorique, c’est lorsqu’il semble disparaître que l’on le considère, et que le recul apparaît suffisant pour l’étudier. Le contexte original du conte a disparu avec la civilisation orale et ses veillées paysannes, mais la langue occitane en reste habitée et l’usage qu’en fait Jean-François Bladé n’a pas d’autre but que de nous le faire sentir pour mieux nous y faire retrouver nos racines, à nous, Français, issus pour moitié de la culture occitane et pour moitié de la culture celto -bretonne. L’occitan de Bladé n’est pas littéraire mais il est celui d’un mémorialiste, celui qui prévaut quand les sentiments prennent le pas sur l’analyse scientifique, quand l’annaliste triomphe de  l’analyste. Enrichi de toutes ces dimensions, l’occitan de Bladé épouse l’objet semi- littéraire qu’il prétend transcrire, et en fait une transposition plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre.

        3) L’occitan de Bladé: un vecteur culturel et une langue de mémoire.

 

              Le conte bleu, le conte épique, autant de qualificatifs qui pourraient s’appliquer à l’occitan des contes de Bladé. À chaque registre, Bladé adapte la langue de ses contes, ce qui lui donne cet aspect fluide et homogène, ce qui fait de sa langue un occitan non pleinement littéraire mais adapté à l’esthétique de l’objet qu’il veut étudier et conserver. Mais si l’usage épique qu’il fait de l’occitan dans des contes aussi célèbres que le Bâtard peut simplement nous rappeler que le registre épique n’existe pas seulement dans l’épopée, mais qu’il caractérise le récit d’une action mettant en jeu et symbolisant les grands intérêts d’un peuple ou de l’humanité, rappelons alors que :

 «  c’est dans la logique des instructions relatives aux poésies populaires de la France rédigées en 1853 par J.-j . Ampère à la demande du ministre Fortoul : retrouver dans la tradition orale les "monuments ” de l’histoire ancienne , les“ chants historiques ”  qui seraient en quelque sorte des chansons de geste “ à l’état primitif ” , telles qu’elles seraient sorties des lèvres du peuple . En lisant le premier tome des contes de 1886 ( “ les contes épiques” ) , on a le sentiment de lire les fragments d’une épopée gasconne , surtout lorsque l’informateur s’appelle Cazaux. Ce mystérieux vieillard [ …] , semble tout droit sorti du monde des contes , et faire l’intermédiaire entre ce monde et le monde des vivants » ( Contes , L’imaginari Gascon , 18 contes populaires Gascons, parution dans la revue  Reclams , numérò spécial décane 1987 : « Jean- François Bladé , conteur épique » et, par là même, faire un sort à la dimension idéologique de son usage de la langue d’oc pour révéler pleinement sa visée patrimoniale: rassembler par une collecte rigoureuse le patrimoine d’une région donnée, il révèle, tout comme les classements auxquels procède le folkloriste, bien autre chose. La théorie des « survivances », exposée par les frères Grimm et prise pour cadre théorique de leurs recherches, semble surtout être aussi celui des recherches de Bladé et conditionner son emploi de l’occitan: un emploi fluide, qui met en valeur l’unité esthétique de ses contes et fait sentir la dimension ethnique de la littérature orale d’oc, voire son caractère national de production traditionnelle, de poésie de la nature et de témoignage de la survivance d’anciennes mythologies.  La langue de Bladé, plus qu’un occitan littéraire au sens où nous pourrions l’entendre, serait surtout une langue habitée par toute une civilisation et que le folkloriste emploie dans sa pleine dimension culturelle. Ainsi, employée totalement, elle semble se mettre naturellement au service de la science, de la littérature, de la conservation active d’un patrimoine, mais surtout de la mise en perspective avec d’autres de la culture qu’elle représente: l’occitan du folkloriste Bladé est peut-être surtout une langue d’ouverture aux autres qui porte haut, dans sa langue comme dans une autre, les valeurs de tolérance et de respect de la civilisation occitane.

 

 

      Conclusion


               Si le projet de Jean-François Bladé met d’abord l’occitan au service d’une étude mythographique ou ethnologique de la littérature orale d’oc, ce « scribe intègre et pieux » n’a pu totalement étouffer l’écrivain qui était en lui. Ni usage scientifique pur, ni usage littéraire à proprement parler, l’occitan de Jean-François Bladé a un statut tout à fait original et novateur:  sous la plume du folkloriste « bon témoin », le « dialecte natal » devient une langue vivante, de médiation culturelle, la langue, habitée pour témoigner, de ceux qui ont l’occitan pour mémoire.      Sans doute son secret est- il là, dans un équilibre paradoxal et savant entre collecte scientifique du conte et mise en valeur par un usage esthétique de la langue. L’occitan de Bladé est conditionné par son projet même mais échappe à la langue sèche et stérile qui permettrait de parler de formatage. L’occitan de Bladé a une double mission: aller chercher des joyaux égarés, les préserver et nous les rendre pour les inscrire définitivement à notre patrimoine culturel, et résister avec fermeté et discrétion à l’écrasante domination culturelle du français. La langue de Bladé a donc un point commun fondamental avec celle de ses conteurs, que les travaux plus récents de Goldman ou Per Jakez Helias nous suggèrent: c’est une langue de résistance. Le conteur breton qui répondait à Helias lui demandant pourquoi il contait: 

             « si je conte c’est pour réagir contre tout ce qui nous brime » l’exprime sans doute mieux que personne. Si Bladé écrit en occitan et en fait un usage aussi libre que conforme à ses projets, c’est bien lui aussi pour réagir contre tout ce qui brime la langue d’oc. Comparé à Perrault pour la pureté de son style français, il semble en occitan s’être sacrifié à temps, avant d’aboutir aux "contes faits" de l’écrivain. Les analyses de Max Rouquette dans la préface de l’édition gasconne des contes épiques: Condes de gasconha, prumèra causida n’étaient peut-être pas si éloignées que cela de la vérité:

      « la poësia a pas per deber de servir a de qué que siá. Mas, quand es bona s’endevén totjorn que servís a quicòm. Sòmi als enfants de nòstra tèrra, als vents qu’un escur voler mena cap a la lenga. Avèm aquí lo camin encantat de tota iniciacion. »


 cela est vrai de la poésie mais aussi du conte et de sa langue. L’occitan de Bladé est un  occitan pour aider à lire. Quant à son abandon de l’édition bilingue, une question se pose: ce précurseur patient et passionné n’aurait-il pas déjà perçu et pressenti toute la problématique qu’elle pose, et que Jean Rouquette, au tout début de son introduction à  la littérature d’oc résumera ainsi :


     «  Le bilinguisme des éditions occitanes, en mettant les textes à la portée du lecteur français, leur a porté tort d’un autre côté: la publication “ en traduction ” les eût dégagés des rayons régionalistes où les libraires les fourvoient. La littérature d’oc n’est pas une littérature provinciale, mais celle d’une langue ethnique, d’un pays, sinon d’un État. A vrai dire, l’absence de frontières la forcerait plutôt à l’universel,  en même  temps que son enracinement dans les mots de chaque jour lui confère une extraordinaire proximité avec le réel, un lien encore magique avec les choses. De là vient peut-être la constante épique de cette littérature »…et de l’occitan de   Bladé, serions nous tenté de conclure.            

                À l’heure ou les contes populaires de la Gascogne font l’objet d’une réédition intégrale en français et en un seul volume, la question semble plus que jamais d’actualité. Échappant au rayon régional et aux circuits de publication et de distribution confidentiels, et par là même à un certain risque de morcellement, son œuvre fait son entrée au rayon « littérature », et si cela risque d’élargir notablement son public et de le faire évoluer, l’œuvre de Bladé, elle, reste totalement fidèle non à l’idiome mais à la culture, non à la lettre mais à l’esprit.

 

 

  TABLES DES MATIÈRES



INTRODUCTION………………………………………......................1

I-  L’occitan du folkloriste: une langue au service de la science
       1) L’émergence d’une discipline nouvelle.………………………2-3                        
       2) Une base épistémologique……………………………………3-4
       3) Un raisonnement scientifique…………………………………4-5

II- L’occitan de Bladé: entre science et esthétique de l’oralité
       1) Une définition par élimination………………………………..5-6
   2) Définition par opposition: versions occitanes contre versions
           françaises……………………………………….....................6-7
       3) Bladé: Scribe ou écrivain de langue occitane? ………………7-8

III- La langue occitane: une langue de médiation culturelle
       1) Un occitan de l’entre-deux……………………………….….8
      2) Un usage souple de l’occitan: quand la langue d’adapte à ce
           qu’elle transcrit………………………………………............9-10
        3) L’occitan de Bladé: Un vecteur culturel et une langue        de mémoire………………………………………...................10-11

CONCLUSION……………………………………….......................11-12